Qui est donc Miriam, cette mère demandant le divorce ? Comment – et pourquoi – se retrouve-t-on à assumer seule ses deux enfants du jour au lendemain ? La talentueuse Léa Drucker avait déjà interprété la mère dans La consolation, qui racontait l’histoire de Flavie Flament. Dans Jusqu’à la garde – César du meilleur film en 2019 – Xavier Legrand dresse le tableau d’une réalité tabou, dans un climat aussi glaçant qu’anxiogène. Analyse filmique. Qui ment ? Qui a raison ? (Alerte, spoiler.)
Le silence comme métronome
Face à face, tribunal. Au début, on ne sait rien. On découvre, on avance dans le récit à tâtons sans savoir qui croire. La mère paraît froide, distante, mutique. Emmurée, même. On lui devine dès le début une très lourde carapace. Elle semble difficile à cerner, à comprendre. Cette presque méfiance, on s’en voudra plus tard de l’avoir ressentie.
Sidérée par le passé
Miriam a deux enfants avec Antoine. Joséphine, 18 ans, et Julien, 11 ans. Elle veut divorcer, et la nouvelle vie de leur fils Julien est encore à organiser. La juge cite les propos du cadet : « Par contre je ne peux jamais jouer dans le jardin car on a peur que l’autre vienne ». L’autre, c’est son propre père. « Quand il vient, je m’inquiète pour maman, parce qu’il veut juste une chose, c’est faire des embrouilles et la harceler. »
Comme argument, l’avocate du père rétorque : « Il est bon de noter que madame a coupé tous les liens avec monsieur du jour au lendemain. Elle a jusqu’à ce jour, toujours refusé que mon client parle avec ses enfants au téléphone. » Certes. Mais comment en est-elle arrivée là ?
Justement : la première fois que cette mère parle, c’est pour raconter à la juge le soir où selon ses dires, Antoine aurait frappé leur fille Joséphine. « Il m’a appelée en menaçant de casser les mains de ma fille si je ne rentrais pas tout de suite ». Joséphine, à l’époque, avait signalé les problèmes qu’ils avaient à la maison à l’infirmière du collège. Le père explique quant à lui qu’elle s’est foulé le poignet en cours de sport ce jour-là. Duel.
S’acclimater, partout, tout le temps
Quelques minutes de film plus tard, Julien entre dans la voiture. Il ne dit pas bonjour à son père, ne répond pas aux questions d’Antoine. Le fils est aussi mutique que la mère. Antoine dit à Julien : « Avec une mère normale on peut discuter pour échanger de week-end, tu crois pas ? ». Il fait exactement ce qu’il lui reprochera tout au long du film, à savoir vouloir monter leur enfant contre elle.
Avant le soir des dix-huit ans de Joséphine – fête tant attendue par son petit frère Julien – Antoine dépose ce dernier chez sa mère. Miriam est systématiquement sidérée en la présence « de l’autre ». On décèle les séquelles d’un passé trop lourd, l’empêchant la plupart du temps de parler et de se mouvoir. Un traumatisme reste, et il se (re)déclenche souvent aux moments où on s’y attend le moins.
Une ascendante descente aux enfers
En amont du tournage, Xavier Legrand s’est énormément documenté sur ce sujet délicat. Afin de ne pas tomber dans les clichés et d’éviter les représentations toutes faites, le tout en mettant en évidence des mécanismes types. Tel était le pari du réalisateur :
« J’ai fait des investigations auprès d’une juge aux affaires familiales, interrogé des avocats, des policiers, des travailleurs sociaux. Et même des groupes de parole d’hommes violents. Un sujet aussi délicat exige d’être au plus proche de la réalité », expliquait-il dans un article publié par Télé Star, le 26 février 2019.
Une étape après l’autre
En réalité, toutes les étapes du film symbolisent celles communes à toute relation intime avec une personne violente. Tout commence par un mot. Puis une phrase. Puis un geste déplacé. Le cheminement est long et insidieux, et d’autant plus aveuglant.
Après une heure de film environ, on observe un tournant. L’agressivité d’Antoine est de plus en plus palpable, et Julien de plus en plus angoissé à côté de lui dans la voiture. La menace présente jusqu’ici en toile de fond devient de plus en plus grandissante. Julien est obligé de s’interposer, et par conséquent de mentir – même sur des futilités – afin de protéger sa mère.
« Tu vois quand je te dis qu’elle est pas normale ? » dit Antoine à Julien, quand Miriam ne lui répond pas au téléphone. « Tu pourras lui dire merci parce qu’à l’anniversaire de ta sœur t’iras pas. Tu seras avec moi. ». Nouveau tournant. Premier indice. Avec cette phrase, on comprend. On est sûrs, même : Antoine ne veut pas le bonheur de ses enfants. Ou du moins, il s’en persuade. Et surtout, il veut bel et bien pourrir la vie de leur mère.
Repas chez les parents d’Antoine. Premier geste violent. Suite à une discussion au cours de laquelle il n’arrive pas à obtenir un renseignement, il tape violemment contre la table. Même ses parents lui disent d’arrêter. Le grand-père de Julien s’exclame (avec une virulence qui pourrait expliquer le comportement d’Antoine) : « T’es un incapable, c’est pas étonnant que tes enfants ne veulent plus te voir ! ». Toute la famille sait. Depuis quand ?
La vérité sort de la bouche des enfants
Ensuite, dans la voiture, Antoine menace Julien, le rictus aux lèvres – tandis que Julien retient ses larmes – : « Tu sais ta mère elle a une bombe entre les mains qui va lui exploser à la gueule. Parce que tout ce qu’elle fait depuis le début, elle n’a pas le droit de le faire. Et elle va payer, elle va le payer très cher si elle continue à se foutre de moi ». Lui par contre, a tous les droits. Les cris montent. Le père veut savoir où ils vivent depuis peu, harcèle son fils. Il veut avoir le contrôle. Sur tout, et tout le monde.
Si la manipulation marche la plupart du temps, elle a souvent encore plus d’effet sur les enfants. Terrorisé, Julien finit par craquer. S’ensuit alors un interminable trajet en voiture durant lequel l’enfant se retrouve obligé de guider son père afin d’éviter que la violence éclate encore plus fort. Lorsqu’ils sortent de la voiture, Julien s’enfuit. Une fois calmé, sur un ton doux digne des plus grands manipulateurs – comme s’il ne s’était rien passé – Antoine lui souffle : « Allez viens, je te ramène. Mon coeur j’ai pas envie de me prendre la tête avec toi tous les week-ends. Allez monte ! ».
On le voit : il n’a pas peur d’inverser la situation en une phrase, le tout en minimisant ses actes. Puis, il l’ignore tout le trajet quand Julien lui redemande ses clés. Antoine souffle le chaud et le froid. Tout tient en une scène : tous les mécanismes y sont. Soudain, la phrase échappe à Julien. « Je veux pas que tu tappes maman » lâche-t-il, les larmes aux yeux. On comprendra plus tard qu’il l’a déjà vu à l’œuvre. On n’appréhende pas ce qu’on a encore jamais vu.
Au service de l’imprévisibilité
Avant l’anniversaire de leur aînée, Antoine dépose Julien chez sa mère. Il rentre, fouille, ouvre les tiroirs, fait comme s’il était chez lui. Son argument : « Je veux voir où vivent mes enfants ». Première intrusion aux yeux des spectateur.ices. Il s’approprie tout. Et tout lui est dû.
Subitement, Antoine fond en larmes dans la cuisine. « J’ai changé » promet-il à Miriam, sous les yeux impuissants de Julien qui sait très bien que non. Il enlace son ex-femme, lui caresse les cheveux, en sanglots. Il la serre contre lui. Pour la chérir, ou pour l’enfermer ? Lorsqu’il part – enfin – le premier réflexe de la mère est de fermer la porte à clé derrière lui. Pour ensuite regarder dans le juda. Elle ne sait jamais quand, ni comment. Elle connaît juste le caractère imprévisible des pulsions de son ancien mari. Son attitude nous rappelle que, même en connaissance de cause, on ne sait jamais vraiment à quoi s’attendre face à ce genre de personnalité. On apprend juste à marcher sur des oeufs. En permanence.
Une emprise psychologique
L’homme violent qu’il est se révèle toujours un peu plus. On s’en veut beaucoup d’avoir émis des doutes – aussi infimes soient-ils – en début de film. Énième leçon : toujours croire les victimes, et encore plus les enfants qui dénoncent.
18 ans de Joséphine, salle des fêtes. Joie, musique et stroboscopes. Les invités dansent. Joséphine s’empare de son téléphone, trouve sa mère, lui montre l’écran. On ne sait pas clairement de qui ni de quoi il s’agit, mais on devine déjà. Pendant que Joséphine chante, déstabilisée, Miriam sort.
Sans surprise, Antoine est là. Il dit avoir emmené un cadeau pour Joséphine. « Tu ne peux pas lui donner demain ? » – « Écoute, tu crois pas que c’est déjà assez humiliant pour moi d’être ici ? » Il culpabilise les autres, toujours. Miriam ne se laisse pas faire : « Je ne vais pas discuter avec toi là, parce que si c’est pour entendre les mêmes trucs que d’habitude ». Antoine la coupe : « Si, tu vas discuter avec moi, parce qu’on a fait deux gosses. Tu ne peux pas disparaitre comme ça, ça me fait du mal. Tu le sais très bien que tu me fais du mal ». Mais pour être partie, elle, n’a-t-elle pas eu mal ? Antoine semble passer sa vie à nier les ressentis des autres. Pendant que les victimes, elles, passent leur vie à taire leurs propres souffrances.
Ni résignée, ni anesthésiée, Miriam lui répète ce qu’elle a déjà dû lui dire des dizaines de fois par le passé. « Faut que tu te soignes Antoine. – T’es qui pour me dire ça ? C’est à toi de te faire soigner je te signale ! » en criant. Il nous rappelle que la meilleure défense, c’est l’attaque. Enfin, il ne laisse pas Miriam partir, la plaque sur la voiture en lui demandant qui est le type qui vient d’intervenir.
Nous n’en doutions plus : non, Antoine n’a pas changé. Mais le pire n’est pas encore arrivé.
La violence à son apogée
Nuit noire, très tard. Miriam est couchée. Sonnette insistante. Julien entre dans la chambre : « Maman, c’est lui ? – À ton avis ? ». Au bout de longues minutes, la sonnette s’arrête de retentir. Ils le croient parti. Nous aussi. Erreur. Bruits de pas dans l’escalier. Éternel regard dans le juda. Miriam s’empare vite de son téléphone. Elle respire de plus en plus fort, et de plus en plus vite. « On n’a pas fini de discuter », l’entend-on dire de l’autre côté de la porte. Il tape de plus en plus fort avec son pied en criant d’ouvrir. Mère et fils bloquent la porte. La voisine d’en face entrouvre la sienne, la referme aussitôt, et appelle les secours.
Montage parallèle. « La requérante qui est une voisine de palier nous informe que l’individu est porteur d’une arme longue, type fusil de chasse ». L’ambiance sonore dégénère. Bruits d’arme, bruits sourds, cris et pleurs. Tout s’entremêle. « J’entends plus rien maman ». Antoine tire des coups de fusil dans la porte, parvient à l’ouvrir à force d’acharnement. Au téléphone avec les secours, Miriam suit les ordres de l’homme qui lui dit de s’allonger avec Julien au fond de la baignoire. « En sécurité ». Nous vivons la scène en temps réel avec eux, les secondes deviennent des heures. Nous passons avec eux une nuit en enfer. Qui doit pour eux, être loin d’être la première…
Une mère forte
Après l’intervention de la police vient la fin du vacarme. Le calme après la tempête. « C’est fini, c’est fini, c’est fini », pleurent-ils tous les deux, encore tétanisés dans leur baignoire. La voisine est hébétée, dans l’ombre, silencieuse. Son regard croise celui de Miriam dans l’encadrement de la porte. Toujours en silence. À ce moment-là, on imagine à quel point il doit être difficile, pour Miriam, de dire merci. Le film se termine sur un fond noir. Dernier bruit du verrou.
En effet, cette mère souvent tétanisée – la faute aux séquelles – reste forte la plupart du temps. Elle est celle qui a su partir et qui a déjà fait un très long chemin. Le réalisateur érige davantage Miriam en mère protectrice qu’en victime. Cette femme – celle que l’on voit le moins – a compris qu’il n’y avait qu’un seul moyen de s’éloigner de la toxicité de son mari. Être loin de lui. Le plus possible. Car non, il ne changera pas. Jamais. Avec ce premier film, Xavier Legrand met en scène un crescendo des plus subtils et parfaitement maîtrisé, dénonçant un thème encore bien trop peu représenté à l’écran. À (re)voir sur Netflix.
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